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Repenser nos relations avec les autres, la planète et les technologies
Le monde brûle
Nous observons des signes de fracture, de division et de polarisation dans nos sociétés, et en particulier une hausse des conflits violents, de l’Afghanistan à l’Ukraine et du Soudan à Gaza, qui fait craindre l’éclatement d’une guerre mondiale. Il y a une vraie polarisation du système multilatéral. Ces tensions géopolitiques ont une incidence sur d’autres aspects de notre vie quotidienne, par exemple sur les campus des universités américaines, qui soulèvent des questions fondamentales sur les libertés académiques que les directions des universités se révèlent incapables de traiter.
Les inondations, les incendies et les températures battent des records sur presque tous les continents, et si nous n’agissons pas, elles continueront de le faire dans les années à venir. Cependant, notre action ne doit pas se limiter aux politiques énergétiques ; il nous faut changer d’état d’esprit.
Les technologies sont en train de transformer toutes les facettes de nos vies à un rythme exponentiel. Des appareils conçus pour créer des liens entre nous sont en train de créer de nouvelles divisions profondes, déjà visibles, entre le Nord et Sud et l’Est et l’Ouest. Bien sûr, ces trois sujets sont interconnectés.
Prenons par exemple la désinformation autour des élections sur les réseaux sociaux. Quelles conséquences pour la démocratie pourrait-elle avoir pendant cette « année électorale hors normes », où plus de 2,5 milliards de personnes dans le monde sont appelées aux urnes ? Nous pouvons aussi évoquer les liens complexes entre la transition écologique et la transition numérique.
Nous ne réfléchissons pas assez à l’impact environnemental des technologies, par exemple aux énormes quantités d’énergie et d’eau nécessaires pour refroidir les centres de traitement des données et pour entraîner ChatGPT, équivalentes à celles consommées par une tour de refroidissement d’un réacteur nucléaire.
« Pensée cathédrale »
Dans ce contexte, qui est bien connu de tous et toutes, faire face à de nouveaux défis formidables avec de vieux instruments inadaptés comporte des risques. Par conséquent, les leaders politiques et intellectuels semblent paralysés par la complexité de la situation. De tels projets à long terme doivent pourtant échapper autant que possible à la tyrannie de la prise de décisions à court terme qui gangrène souvent la politique.
Au contraire, les projets axés sur l’accomplissement de missions qui caractérisent la « pensée cathédrale » nécessitent du courage, de la réactivité, du leadership, de la résilience et de la créativité.
Pour les réaliser, nous devons adopter la même approche que celle qui a amené la société civile à construire ces gigantesques monuments pour exprimer et rendre visible la grandeur et la beauté du dieu en qui elle croyait.
Aujourd’hui, nous avons un autre but. Nous devons décider quelles cathédrales nous voulons construire. Ma cathédrale est la réalisation de la Mission É»å³Ü³¦²¹³Ù¾±´Ç²Ô, pour repenser ce sujet d’une manière nouvelle. Ce genre de projets se fondent sur les valeurs d’équité et de durabilité. Comment pouvons-nous reconstruire un monde plus pacifique, plus juste et plus durable dans les 20 à 30 ans à venir ?
L’horizon n’est plus fixé à 2030, mais au-delà : nous devons réfléchir à la situation dans laquelle nous voulons être dans 30 ans. Mission É»å³Ü³¦²¹³Ù¾±´Ç²Ô vise à libérer le pouvoir transformateur de l’éducation afin que les apprenants d’aujourd’hui deviennent les citoyens mondiaux de demain, capables d’aborder les sujets complexes avec une nouvelle perspective, une nouvelle approche philosophique, dès la primaire et tout au long de leur vie.
Trois transitions
Réaliser la vision de Mission É»å³Ü³¦²¹³Ù¾±´Ç²Ô nécessite de transformer radicalement l’éducation au moyen de trois transitions clés.
La première transition nécessite de passer de ±ô’e³æ³¦±ô³Ü²õ¾±´Ç²Ô et de ±ô’él¾±³Ù¾±²õ³¾±ð à ±ô’i²Ô³¦±ô³Ü²õ¾±´Ç²Ô et à ±ô’éq³Ü¾±³Ùé. Cela suppose de rendre l’éducation réellement accessible à tous. Nous avons célébré l’année dernière le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui garantit par définition le droit à l’éducation.
Nous devons reconnaître que la progression mondiale de l’accès à l’éducation est remarquable. En 1948, seuls 45 % de la population mondiale (qui s’élevait à l’époque à 2,4 milliards de personnes) étaient déjà entrés dans une école. Aujourd’hui, plus de 95 % des près de 8 milliards de personnes au monde sont allées à l’école. Nous pouvons dire qu’il s’agit d’une bonne nouvelle.
Cependant, malgré ces progrès, l’accès à une éducation de qualité reste incomplet, et surtout inéquitable. Des données récentes de l’UNESCO montrent que 250 millions d’enfants et de jeunes à travers le monde ne sont pas scolarisés. Pour atteindre l’objectif d’éducation primaire et secondaire universelle, il faudrait qu’entre aujourd’hui et 2030, un enfant soit inscrit à l’école toutes les 2 secondes.
Pour vous donner une idée de l’ampleur du problème, 763 millions d’adultes ne savent ni lire ni écrire ; ils sont ce qu’on appelle totalement analphabètes. Cela signifie qu’ils sont exclus de tous les processus participatifs. Deux tiers de ces adultes sont des femmes. L’éducation devrait aider à gommer les inégalités en offrant le même accès et les mêmes possibilités à tous.
Je suis sûre que vous vous souvenez de la fameuse maxime de l’ancien Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan : « L’éducation est la grande force égalisatrice de notre temps. Elle donne de l’espoir aux désespérés et offre des perspectives à ceux qui n’en ont pas. »
Je souhaite aussi citer le sociologue français Pierre Bourdieu, qui a observé et répété maintes fois que trop souvent, l’éducation reste un privilège de riches qui reproduit les hiérarchies sociales et perpétue les inégalités.
Malheureusement, nous savons que cela est particulièrement vrai dans l’enseignement supérieur, où nous voyons des fossés se creuser. Les groupes marginalisés et vulnérables se heurtent encore aujourd’hui à d’importants obstacles les empêchant d’exercer leur droit d’y accéder. Les données de l’UNESCO montrent que les écarts de taux d’inscription à l’université entre les plus riches et les plus pauvres peuvent atteindre 60 %.
En Europe, le taux d’inscription dans l’enseignement supérieur s’élève à environ 74 %, mais dans la région subsaharienne, ce taux n’est que d’environ 14 %. Les personnes réfugiées, qui forment malheureusement une part croissante de la population mondiale, sont dans une situation encore pire. Seuls 6 % d’entre elles ont aujourd’hui accès à un enseignement supérieur.
Changer les choses
Pour changer les choses, nous devons passer d’une pratique réformiste à une culture de transformation du système éducatif. Les enseignants aussi bien que les sociétés dans leur ensemble doivent profondément changer leur vision de la diversité afin de promouvoir une inclusion radicale. La deuxième transition consiste à repenser la manière dont l’éducation est dispensée, afin de passer d’une logique de compétition à une logique de collaboration, de valeurs comme le succès individuel, la compétition entre les pays et la croissance économique sans limites, à celle de solidarité, qui amène une croissance inclusive.
Une culture de la collaboration est particulièrement nécessaire dans deux domaines : le changement climatique et la révolution numérique. L’éducation a été, et continue d’être, une des victimes du changement climatique. À cause de celui-ci, de nombreux enfants et jeunes sont obligés de fuir leur région d’origine et se retrouvent ainsi privés de leur droit à l’éducation. Mais l’éducation est aussi une part importante de la solution.
Pourtant, l’éducation au changement climatique est inexistante ou insuffisante dans de nombreux pays, y compris en Europe, et de nombreux enseignants ne se sentent pas assez formés pour la dispenser. Pour faire efficacement face à l’urgence climatique, nous devons proposer aux enseignants et aux élèves les connaissances, la sensibilisation, les compétences nécessaires et les encourager à changer d’état d’esprit. Aucune action contre le changement climatique ne peut réussir sans éducation au changement climatique. Passer d’une logique de compétition à une logique de collaboration est aussi essentiel dans notre relation aux technologies.
Mais quel est l’impact de celles-ci sur l’éducation ? Les technologies comme l’IA posent de nombreuses questions pour l’avenir des savoirs, de l’éducation et de l’apprentissage, notamment celles ci-dessous, qui restent encore en suspens :
- Quelles aptitudes et compétences sont les plus pertinentes dans cette nouvelle ère de l’IA dans laquelle nous entrons ?
- À quoi ressemblera l’éducation dans cinq ans ? Dans une génération ?
- Comment nous assurer d’être aux commandes des technologies pour les faire respecter les principes d’inclusion, d’équité, de qualité et d’accessibilité, et éviter d’être pilotées par elles ?
- Comment veiller à ce que le secteur privé soit aussi inclus dans cette discussion ?
Dans notre relation avec les technologies, nous avons besoin d’une vision centrée sur l’humain. C’est précisément l’approche adoptée par l’UNESCO, qui a publié il y a quelques mois les premières orientations pour l’intelligence artificielle générative dans l’éducation et la recherche.
Je pense qu’il serait très judicieux de s’orienter vers des modèles de langages libres et des plateformes numériques d’apprentissage publiques. Nous devons commencer très tôt, dès la primaire. Si nous ne repensons pas ces relations cruciales, les pratiques, approches et modèles éducatifs actuels ne pourront pas nous aider à changer de trajectoire et à transformer l’avenir.
C’est pourquoi, dans une perspective un peu plus large, les systèmes éducatifs ne devraient pas simplement essayer de s’adapter aux changements technologiques, sociaux et environnementaux, mais plutôt guider ces changements dans des directions plus justes et plus durables. L’éducation doit urgemment se transformer selon ces valeurs d’équité et de durabilité, conformément à notre vision et à la perspective d’apprentissage tout au long de la vie promue par l’UNESCO.
Cela m’amène à la troisième transition, qui est plus complexe et est liée au travail que vous faites ici, au département de Philosophie. Il s’agit de passer d’une logique de contrôle et de certitude à une approche qui accepte la connexion et la complexité.
Les modèles traditionnels d’éducation, et cela vaut aussi pour l’enseignement des lettres, mettent l’accent sur la résolution de problèmes et sur le fait de trouver à chaque fois la « bonne » réponse. Mais les apprenants d’aujourd’hui et les citoyens de demain ont surtout besoin d’être capables de poser les bonnes questions. Il s’agit de changer les états d’esprit. Pour aider les gens à vivre comme des citoyens du monde, libérés de la haine et de l’intolérance, chaque personne doit avoir accès à une éducation de qualité inscrite dans ce nouveau modèle, dans cette approche transformative.
C’est la mission de l’UNESCO, qui a été créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec une vision de paix inscrite dans le préambule de sa Constitution : « les guerres prenant naissance dans l’esprit des femmes et des hommes, c’est dans l’esprit des femmes et des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix », grâce aux trois piliers que sont l’éducation, la science et la culture. L’éducation pour la paix est un des sujets d’aujourd’hui. Cela peut sembler naïf, le côté « soft » du soft power. Mais le soft power doit être utilisé pour mener des combats durs.
L’année dernière, les 194 États membres de l’UNESCO ont adopté un nouvel instrument normatif : la Recommandation de l’UNESCO sur l’éducation pour la paix, les droits de l’homme et le développement durable. Elle fournit aux enseignants, aux gouvernements et à la société civile une feuille de route pour mettre en œuvre de manière très concrète ces principes.
Quelles sont les conditions du succès de « Mission É»å³Ü³¦²¹³Ù¾±´Ç²Ô » ?
Comment réussir cette transformation, comment rendre une éducation de grande qualité et l’apprentissage tout au long de la vie accessible à tous ? Comment remplir notre « Mission É»å³Ü³¦²¹³Ù¾±´Ç²Ô » ?
L’éducation est un bien commun mondial. C’est un droit fondamental, comme la santé publique. Nous avons besoin d’un nouveau contrat social pour l’éducation.
Tout d’abord, ce nouveau contrat social suppose une vision commune, de la collaboration et une volonté politique. Nous avons besoin de coopération, de confiance et de soutien à tous les niveaux, et surtout d’une nouvelle collaboration entre les différents blocs géopolitiques.
Ensuite, la volonté politique doit être visible dans les budgets. Ce n’est peut-être pas très inspirant comme argument, mais sans budget pour traduire les principes en politiques et les politiques en outils concrets, il va nous manquer près de 100 milliards de dollars par an jusqu’en 2030. L’année dernière, les fonds qui nous manquaient équivalaient à trois ans de dépenses militaires.
En tant que chercheurs et enseignants, vous avez un rôle important à jouer, en particulier cette année, où l’architecture du système financier international est en train d’être débattue et réformée. Le président Macron a organisé en 2023 un sommet pour un nouveau pacte financier mondial. L’éducation ne faisait pas du tout partie des sujets abordés.
C’est la raison pour laquelle l’UNESCO étudie actuellement, avec d’autres partenaires comme la Banque mondiale et le FMI, des idées de mécanismes de financement innovants pour l’éducation, par exemple la conversion de dettes. Ce genre d’instruments est très couramment utilisé dans la lutte contre le changement climatique. Il est étrange que personne n’ait pensé à une « obligation de financement » dans le Sud.
Enfin, il faut s’attaquer aux racines de la pauvreté, de ±ô’e³æ³¦±ô³Ü²õ¾±´Ç²Ô et des inégalités dans la société. Cela dépasse notre mission, mais nous continuons d’appeler à un changement plus large, qui est notre projet de vie à tous, et nécessite un travail intergénérationnel et quotidien.