Cenote in Yucatan

Histoire

« Peu de mesures ont été prises pour reconnaître les anciennes pratiques mayas en matière de gestion des eaux souterraines »

Cet article présente une interview de Yolanda López-Maldonado, une experte en eaux souterraines, qui y analyse différents aspects de la gestion passée et présente des eaux souterraines dans la péninsule du Yucatán. Elle y souligne l’importance d'une approche plus collective, prenant en compte les savoirs traditionnels de la communauté maya à laquelle elle appartient, afin d’améliorer la gestion des eaux souterraines dans la région. En décembre dernier, la docteure López-Maldonado s'est adressée au Sommet des Nations unies sur les eaux souterraines organisé par l'UNESCO au siège de l'Organisation à Paris.

Que peuvent nous apprendre les Mayas sur la gestion des ressources en eau dans une région où elles sont peu abondantes ?

Les Mayas sont apparus dans le Yucatán il y a plus de 4 000 ans et ont prospéré pendant des milliers d'années avant l'effondrement de leur civilisation. Les raisons de cet effondrement ont été attribuées à plusieurs facteurs, et certains chercheurs, tels que Curtis, Hodell et Brenner[1], soutiennent que la sécheresse a joué un rôle majeur dans cette chute.

Pour survivre dans une région où les eaux de surface étaient rares, les anciens Mayas ont développé une gestion collective de l'eau. Les utilisateurs participaient à l'établissement des règles d'utilisation et agissaient en tant que gardiens de la ressource. Le système hydraulique mis au point par les Mayas a pu s'adapter à l'évolution des besoins d'une population croissante dans le Yucatán, qui a quadruplé en quelques centaines d'années, passant d'environ 3 millions à 13 millions d'habitants. Pour faire face aux variations saisonnières des précipitations, les Mayas ont mis au point des stratégies de stockage et de gestion de l'eau. Ils ont appris à construire des réservoirs pour collecter l’eau de pluie et ont construit des barrages au sommet des collines afin de distribuer l'eau par le biais d’un réseau complexe de canaux d'irrigation.

Les villes étaient conçues de manière à recueillir l'eau de pluie, et les carrières et excavations étaient transformées en réservoirs d'eau. Les Mayas construisaient également des routes appelées « ²õ²¹³¦²ú±ð²õ&²Ô²ú²õ±è;» pour relier les villes et les villages, permettant ainsi l'accès aux centres sacrés tels que les temples, ainsi qu’aux réservoirs d’eau et aux ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ð²õ. Ces réservoirs d’eau souterraine circulaires parsemaient le paysage et constituaient la principale source d'eau douce pour la population, comme c'est le cas aujourd'hui.

Le nom ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ð vient du mot maya « »å'³ú´Ç²Ô´Ç³Ù&²Ô²ú²õ±è;» qui signie gouffre. Les ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs se forment lorsque la majeure partie des précipitations s'infiltre dans le sol, créant des ruisseaux et des canaux qui disparaissent sous terre. Dans les systèmes karstiques, la roche est poreuse, ce qui permet à l'eau souterraine de s'écouler à travers elle, creusant progressivement une cavité remplie d'eau. Au fil du temps, cette cavité s'agrandit au point de donner lieu à des gouffres pouvant atteindre des dizaines de mètres de large, avec des parois abruptes. La plupart des ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs sont toutefois situés dans ce que l'on appelle "l'anneau des ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs[2]", une caractéristique unique de l'hydrogéologie de la péninsule du Yucatán, formée par un système complexe d'eaux souterraines résultant de l'impact d'une météorite il y a 65 millions d'années, qui a entraîné l'extinction des dinosaures. Le météore a fracturé les couches superficielles de la croûte terrestre et a entraîné l'alignement en anneau des affleurements de l'aquifère.

Les anciens Mayas utilisaient l'eau des ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs pour la consommation, notamment pour la boisson, la transformation des aliments, la cuisine et le bain, mais aussi pour la construction, la production de ciment à la chaux, la construction de complexes pyramidaux nécessitant d'importantes quantités d'eau, ainsi que pour accomplir leurs rituels. Les villes mayas étaient en mesure d’identifier différentes sources d'eau, chacune ayant des caractéristiques chimiques spécifiques adaptées aux différents usages agricoles, sacrés et domestiques. Les Mayas utilisaient des méthodes telles que l'utilisation de sable et de nénuphars pour purifier l'eau, ainsi que l'utilisation d'un mélange de zéolithe et de quartz cristallin grossier de la taille d'un grain de sable pour filtrer l'eau potable.

Les Mayas croyaient en l'existence d'un monde sacré sous terre et considéraient les ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs comme des portails permettant d’accéder à ce monde sacré. 

Dans une région où les eaux de surface étaient rares, la nécessité de gérer les ressources en eau a conduit à la mise en place d'institutions communautaires de gestion de l'eau. Les membres de la communauté avaient des droits d'accès pour l'extraction. La plupart de ces droits étaient surveillés et contrôlés par l'élite maya et des entités surnaturelles. Des preuves archéologiques indiquent que les ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs, les aguadas (plans d’eau courants dans le Yucatán) et les lagunes étaient conceptualisés, utilisés et entretenus en tant que biens communs. Les aguadas, qui résultent de l'effondrement ou de la dissolution de dolines, étaient recouvertes d'argile par les Mayas afin d'améliorer leur capacité à retenir l'eau.

Dans une société homogène mais hiérarchisée, la gestion des eaux souterraines reposait sur d'anciennes traditions transmises de génération en génération. Les ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs étaient souvent associés à des gardiens, des esprits et des forces surnaturelles afin de les surveiller et de les protéger. Des règles opérationnelles et des normes de surveillance, formelles ou informelles, étaient établies, et des sanctions surnaturelles étaient prévues en cas de non-respect. Par exemple, certains actes de vénération des esprits de l'eau étaient pratiqués dans la région maya, servant de moyen de surveillance et de sanction surnaturelles. Cette approche collective de la gestion de l'eau dans le Yucatán, associée aux sanctions imposées par les autorités gouvernementales, a favorisé la préservation des ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs.

Les Mayas ont efficacement entretenu le système d'approvisionnement en eau, même si des sécheresses occasionnelles ont entraîné des problèmes d'érosion et de dégradation des sols, notamment en raison d’une surutilisation et d’une mauvaise utilisation de l'eau. Cependant, dans l’ensemble, le système était résistant et durable. Grâce à un système basé sur une technologie de l'âge de pierre et un sens de la responsabilité collective exprimé par le biais d’institutions communautaires, une surexploitation des ressources en eau a été évitée.

Quels sont les facteurs qui ont contribué au déclin des institutions communautaires mayas ?

Plusieurs éléments ont joué un rôle dans ce processus. Avant la colonisation espagnole au XVIe siècle, une diminution des précipitations aurait affecté la région, rendant les eaux souterraines encore plus précieuses, ce qui a conduit les rois, les prêtres et les chefs mayas à renforcer les contrôles sur l'action collective, dans le but de mieux protéger les eaux souterraines.

La colonisation espagnole aurait ensuite entraîné la destruction de nombreuses institutions mayas, y compris celles dédiées à la gestion communautaire des ressources en eau. Les Espagnols étaient préoccupés par l’approvisionnement en eau, mais leur accent mis sur la propriété individuelle de l'eau plutôt que sur l'utilisation collective de l'aquifère a pu contribuer au processus d’affaiblissement des institutions communautaires (« decommonisation Â» en anglais).

Un troisième facteur a pu être la commercialisation du sisal (Agave sisalana) par les Espagnols. Cette plante, originaire du sud du Mexique, produit une fibre rigide utilisée pour fabriquer des cordes et de nombreux autres produits. Les Espagnols ont fait passer l'économie d'une production locale à une production à grande échelle par les haciendas, suivie de la commercialisation et de l’exportation des produits. Les propriétaires des haciendas considéraient la plupart des Mayas comme des travailleurs, voire des semi-esclaves.

Le passage de la propriété communale des terres à de grandes exploitations privées par les propriétaires d'haciendas d'origine espagnole a été un quatrième facteur. Au fil du temps, la population locale aurait perdu les connaissances traditionnelles en matière de gestion communautaire des ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs en tant que ressource commune.

Un dernier facteur pourrait être lié aux conséquences du soulèvement et de la répression des Mayas entre 1847 et 1915. Ces événements ont probablement entraîné la destruction de tous les vestiges des anciennes institutions mayas et ont conduit à la disparition des règles formelles et informelles qui régissaient ces institutions à l’époque.

« Dans la péninsule du Yucatán, tous les secteurs socio-économiques dépendent directement ou indirectement des eaux souterraines. »
Yolanda lópez studying the groundwater management in Yucatan

Les ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs sont-ils toujours la principale source d'eau douce du Yucatán ?

Oui, c'est le cas. Les systèmes d'eau souterraine sont particulièrement importants pour la péninsule du Yucatán, au sud-est du Mexique, qui ne compte aucune rivière en surface. L'aquifère de la péninsule du Yucatán est l'un des plus grands du monde.

Aujourd'hui, malgré une population d’environ 2 millions d'habitants, les eaux souterraines de la péninsule sont surexploitées et polluées. Tous les secteurs socio-économiques de la région dépendent directement ou indirectement des eaux souterraines. L’agriculture et l’industrie, les principaux utilisateurs, génèrent des niveaux élevés de pollution et surexploitent les ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs. La qualité des eaux souterraines est également affectée par les activités de construction de routes et de bâtiments, les puits de pompage, les infrastructures touristiques et les technologies utilisées pour extraire et modifier les eaux souterraines.

En outre, les températures plus élevées et les précipitations de plus en plus imprévisibles rendent le stockage de l'eau plus difficile. La complexité de la situation est également exacerbée par le grand nombre de ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs et le manque de données hydrologiques fiables, ce qui complique le suivi et le contrôle de l'utilisation des eaux souterraines par les utilisateurs. Par conséquent, la population est confrontée à un risque plus élevé de dégradation de ses réserves d'eau souterraine que ce qui est actuellement reconnu.

Quels sont les autres facteurs qui expliquent la surexploitation et la pollution des eaux souterraines du Yucatán ?

Au-delà des questions scientifiques, il s'agit d'une question de gouvernance. Par exemple, les droits de propriété sur les eaux souterraines ne sont pas clairement définis. Les eaux souterraines sont gratuites et mal réglementées, ce qui permet aux communautés de prélever de l'eau presque n’importe où, y compris y compris des plans d'eau voisins.

Le système d'eaux souterraines du Yucatán est partagé entre trois États différents : Yucatán, Campeche et Quintana Roo. La propriété de l'eau et la responsabilité de sa gestion sont dévolues aux gouvernements locaux. La société publique d'approvisionnement en eau locale, Junta de Agua Potable y Alcantarillado de Yucatán (JAPAY), est responsable de l’exploitation du système et fournit de l'eau à 90 % des ménages urbains. Seulement 1 % de l'eau est recyclé. Les ménages ruraux reçoivent une assistance technique de la JAPAY, mais ils sont autonomes et ne paient pas pour l'eau. La plupart des ménages ruraux extraient l'eau de leurs propres puits et la stockent dans des réservoirs sans avoir besoin d’obtenir une concession.

Il existe un manque de sens de la responsabilité collective. Au cours de mon travail sur le terrain, j'ai constaté que les ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs avaient été considérablement modifiés, même ceux bénéficiant d'une protection environnementale du gouvernement. Les habitants ne comprennent pas que l'eau est rare et ne voient pas la nécessité de la gérer de manière durable. Bien que les membres actuels de la communauté possèdent des connaissances traditionnelles importantes sur la flore et la faune des ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs, la jeune génération semble moins intéressée à préserver les anciennes pratiques de collecte et de stockage de l'eau, telles que la récupération de l'eau de pluie.

Un manque profond de connaissances du système des eaux souterraines est également un facteur contributif. La population locale ne cherche pas à protéger tous les ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs, mais uniquement ceux qui sont les plus proches d’eux ou leurs propres puits. L'interconnexion du système des ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs est mal comprise. De leur côté, les scientifiques et les experts excluent les aspects sociaux du système dans leurs analyses.

Les ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs sont moins appréciés par la population pour leurs caractéristiques culturelles et spirituelles qu'auparavant. 

Des groupes locaux se sont efforcés d'organiser des campagnes de nettoyage, mais les communautés s’y impliquent peu.

Dans le même temps, le gouvernement ne reconnaît pas l’importance du savoir écologique traditionnel dans la surveillance. Il n'existe pas d'institutions intégrées horizontalement ni verticalement pour la prise de décision.

Au fil des ans, des organisations non gouvernementales et des groupes environnementaux de la région ont cherché à impliquer les chefs autochtones dans des campagnes de nettoyage des ³¦Ã©²Ô´Ç³Ù±ðs, de sensibilisation et de surveillance des eaux souterraines, mais peu de choses ont été faites pour reconnaître les anciennes pratiques mayas en matière de gestion des eaux souterraines.

Quel rôle avez-vous joué pour garantir la reconnaissance des pratiques anciennes ?

En tant que membre de la communauté et experte en eaux souterraines, je m'efforce actuellement de faire progresser l'inclusion de ces connaissances dans les sphères scientifiques et politiques et de récupérer, restaurer et revitaliser les savoirs autochtones. Par exemple, au niveau local, j’encourage toujours l’interaction entre les systèmes de savoirs autochtones et les complexités historiques et contextuelles des expériences autochtones dans les processus de recherche et de prise de décision. Mon travail est culturellement approprié et dirigé par les autochtones eux-mêmes.

Pour que les connaissances et les visions du monde des populations autochtones soient représentées dans la sphère scientifique, je développe et j'utilise des approches scientifiques qui s'appuient sur des méthodes issues des sciences sociales et naturelles, mais entièrement fondées sur les conceptions, les cadres et les idées des populations autochtones. Mon approche implique la participation active des populations autochtones, est orientée vers l'action et met l'accent sur le respect, la réciprocité, la pertinence et la responsabilité mutuelle.

J’accorde une attention particulière aux questions de la vie privée, de la propriété intellectuelle, de la conservation des données et de l'utilisation secondaire des données. Je veille à ce que les communautés autochtones participent à l'interprétation des données et à l'examen des résultats de la recherche, tout en respectant leurs connaissances. Ces engagements sont mis en pratique par le biais d'accords qui suivent un processus explicite de planification sur mesure, guidé par l'humilité et fondé sur le principe de l'égalité de tous les systèmes de savoirs concernés.

Dans le domaine de l'élaboration des politiques, j'utilise des données spatio-temporelles issues des sciences naturelles et sociales, ainsi que les connaissances autochtones sur le fonctionnement de la nature et notre impact sur celle-ci, pour informer et orienter les organisations engagées dans des initiatives politiques, offrant ainsi l’opportunité de plaider en faveur de l'inclusion des droits et des connaissances des populations autochtones, y compris leurs épistémologies et leurs ontologies.

Quels obstacles avez-vous rencontrés jusqu'à présent et comment les avez-vous surmontés ?

Le plus grand obstacle auquel j'ai été confronté tout au long de ma carrière est que les peuples autochtones sont souvent associés de manière péjorative aux écologistes ou aux protestataires. Ce type d'activisme, bien qu'important, ne suffit pas à obtenir des résultats efficaces lors des prises de décision. J’ai choisi d'utiliser une approche de diplomatie scientifique pour influencer les décisions. Je suis une scientifique de l'environnement et également une personne autochtone. Cela me permet de parler un langage scientifique qui peut convaincre des décideurs politiques et les scientifiques en leur fournissant des informations et des données scientifiques solides basées à la fois sur les sources scientifiques modernes et les savoirs autochtones, y compris leurs méthodes, épistémologies et ontologies.

Au niveau local, le principal obstacle réside dans le fait que les informations disponibles sur le système des eaux souterraines du Yucatán n'influent pas suffisamment sur les connaissances de la population sur le sujet.

La surveillance des eaux souterraines reste difficile, car les méthodes courantes et bien établies d'analyse de ces systèmes et des bilans hydriques n'impliquent généralement pas les parties prenantes. 

Pour que les communautés utilisent et surveillent correctement les ressources en eaux souterraines, je crois fermement qu’elles doivent développer leurs propres outils de surveillance et produire leurs propres informations. De même, les scientifiques et les décideurs politiques doivent tenir compte des conditions, des connaissances et des normes communautaires pour construire des modèles adaptés à l'échelle locale, puisque les problèmes liés aux eaux souterraines sont largement influencés par les particularités locales.

Ces limitations soulignent l'importance des études qui prennent en compte la dualité des systèmes d'eaux souterraines et les considère comme un seul système socio-environnemental. Des méthodes alternatives simples de modélisation des eaux souterraines, intégrant cette dualité, peuvent produire des résultats plus fiables.

 

1. Curtis, J. H., Hodell, D. A. and Brenner, M. (1996) Climate variability on the Yucatan peninsula (Mexico) during the past 3 500 years and implications for the Maya cultural evolution. Quaternary Research, 46(1), pp. 37– 47. doi: 10.1006/ QRES.1996.0042    

2. See: 

*Cette interview reprend certains des points soulevés par la docteure Yolanda López-Maldonado dans le chapitre qu’elle a contribué à l’ouvrage suivant : Lopéz-Maldonado, Yolanda (2021) Understanding groundwater common-pool resources : commonisation and decommonisation of cenotes in Yucatan, Mexico. Dans : Making Commons Dynamic : Understanding Change through Commonisation and Decommonisation. Prateep Kumar Nayak (ed). Routledge Studies in Environment, Culture and Society, Taylor & Francis Group : New York

Interview réalisée par Susan Schneegans et traduite de l’anglais par Natalia Tolochko