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D¨¦velopper l¡¯esprit critique contre les ? infaux ?

Pass¨¦e du surf l¨¦ger, du babillage et du clavardage, ¨¤ l¡¯extraction de donn¨¦es ¨¤ des fins de manipulation et de d¨¦stabilisation, la transformation num¨¦rique du paysage m¨¦diatique souligne l'importance croissante de l'¨¦ducation aux m¨¦dias et ¨¤ l¡¯information. Une ¨¦ducation qui doit repenser les m¨¦dias et les fondements politiques et ¨¦thiques qui les l¨¦gitiment.

Par Divina Frau-Meigs

³¢¡¯ (EMI) est souvent appel¨¦e ¨¤ la rescousse ces jours-ci alors que les m¨¦dias sont menac¨¦s de toutes parts, tant dans les r¨¦gimes totalitaires que dans les r¨¦gimes d¨¦mocratiques. ³¢¡¯alerte a ¨¦t¨¦ donn¨¦e en France le 7 janvier 2015, lors de l¡¯attentat contre le magazine satirique fran?ais Charlie Hebdo ¨C une attaque contre une des formes m¨¦diatiques les plus vieilles au monde, la caricature.

J¡¯¨¦tais alors directrice du . Il nous a fallu pr¨¦parer le retour des ¨¦l¨¨ves dans les classes le lendemain et r¨¦pondre aux attentes des enseignants et des parents. Nous avons proc¨¦d¨¦ comme lors des grandes catastrophes, en retrouvant dans nos archives des fiches p¨¦dagogiques sur la caricature et la propagande, en mettant en ligne des ressources m¨¦diatiques (sites Internet de r¨¦f¨¦rence, revue de presse, s¨¦rie de Unes). Nous avons aussi publi¨¦ un entretien in¨¦dit de Charb, en 2014. Ce dessinateur et journaliste, dont le vrai nom ¨¦tait St¨¦phane Charbonnier, a ¨¦t¨¦ assassin¨¦ lors de l¡¯attentat.

Cette situation de crise a montr¨¦ les atouts de l¡¯EMI, mais aussi ses limites. Nous ¨¦tions bien pr¨¦par¨¦s ¨¤ r¨¦agir sur le plan des ressources, mais nous n'avions pas pr¨¦vu l'impact des m¨¦dias sociaux.

Tout comme les m¨¦dias pr¨¦-num¨¦riques, l¡¯EMI doit faire un sursaut et inclure dans ses pr¨¦occupations ce que les datas font aux m¨¦dias : elles poussent des informations sur le devant par la r¨¦gulation des algorithmes, en lien avec l¡¯historique des personnes ; elles peuvent enfermer dans une ? bulle de filtres ? pour renforcer les biais de confirmation qui confortent les id¨¦es pr¨¦con?ues ; elles peuvent r¨¦duire la diversit¨¦ et le pluralisme des id¨¦es par la mon¨¦tisation des contenus (clics par vues) ; elles sont envahissantes de la vie priv¨¦e et menacent les libert¨¦s fondamentales par l¡¯usage des traces ¨¤ des fins non ma?tris¨¦es par l¡¯usager.

³¢¡¯EMI est secou¨¦e par les derni¨¨res crises autour de l¡¯infaux (fake news) ¨C triple mixte de rumeur, de propagande et de complotisme ¨C plus fort m¨ºme que l¡¯intox, qui est un m¨¦lange toxique, mais somme toute discernable, de v¨¦rit¨¦ et de mensonge. L¡¯¾±²Ô´Ú²¹³Ü³æ est un ph¨¦nom¨¨ne qui rel¨¨ve de la d¨¦sinformation mais sa volont¨¦ de nuisance est sans pr¨¦c¨¦dent car l¡¯informatique la rend transfronti¨¨re et transm¨¦dia, donc virale.

³¢¡¯EMI doit imp¨¦rativement tenir compte de la transformation num¨¦rique, qui est pass¨¦e du ? continent bleu ? au ? continent noir ?. Autrement dit, elle est pass¨¦e du surf et du babillage et clavardage sur les plateformes contr?l¨¦es par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), aux mines d¡¯extraction toxique de donn¨¦es ¨¤ des fins de manipulation et de d¨¦stabilisation massive.

C¡¯est en cela que le d¨¦codage de la propagande en ligne est complexe, car il s¡¯agit de d¨¦crypter une forme d¡¯id¨¦ologie disruptive, technologiquement innovante mais v¨¦hiculant paradoxalement une r¨¦volution conservatrice mondiale, attel¨¦e ¨¤ cr¨¦er le chaos dans les syst¨¨mes politiques existant plut?t qu¡¯¨¤ proposer un syst¨¨me de pens¨¦e politique progressiste.

Le retour du comm¨¦rage

³¢¡¯EMI se retrouve donc dans l¡¯obligation de repenser les m¨¦dias et les fondements politiques et ¨¦thiques qui les l¨¦gitiment. Il lui faut revoir le r?le des m¨¦dias sociaux et des ¨¦changes qui s¡¯y d¨¦roulent en tenant compte de l¡¯augmentation num¨¦rique, qui transforme les anciennes audiences en nouvelles communaut¨¦s de partage et d¡¯interpr¨¦tation. Le retour du comm¨¦rage qu¡¯ils manifestent n¡¯est pas anodin et ne doit pas ¨ºtre trait¨¦ par le m¨¦pris. Conversation sotto voce qui v¨¦hicule p¨ºle-m¨ºle racontars, rumeurs et ragots, le comm¨¦rage rend le priv¨¦ public. Il place l¡¯authenticit¨¦ au-dessus d¡¯une v¨¦rit¨¦ per?ue comme une fabrication par des ¨¦lites loin des pr¨¦occupations quotidiennes et locales.

Les m¨¦dias sociaux v¨¦hiculent donc des nouvelles dont le statut v¨¦ridique est incertain, en plaidant le faux pour arriver au vrai ou montrer que la v¨¦rit¨¦ n¡¯est pas si limpide que cela. D¡¯o¨´ la tentation de parler de ? post-v¨¦rit¨¦ ? ¨¤ leur ¨¦gard, mais c¡¯est r¨¦duire leur port¨¦e et refuser d¡¯y voir la qu¨ºte d¡¯une v¨¦rit¨¦ autre, quand les syst¨¨mes d¡¯information dits de r¨¦f¨¦rence font faillite. Ils remettent au centre l¡¯¨¦ternelle bataille journalistique entre le fait objectif et le commentaire d¡¯opinion qui se joue dans ces mod¨¨les d¡¯influence.    

En sciences de l¡¯information-communication, le comm¨¦rage rel¨¨ve du lien social. Il remplit des fonctions cognitives essentielles : surveillance de l¡¯environnement, aide ¨¤ la prise de d¨¦cision par le partage des nouvelles, mise en coh¨¦rence d¡¯une situation donn¨¦e avec les valeurs du groupe¡­ Ces fonctions ont traditionnellement l¨¦gitim¨¦ l¡¯importance des m¨¦dias. Mais ceux-l¨¤ sont d¨¦sormais per?us comme indigents et biais¨¦s ¨C ce dont le recours au comm¨¦rage en ligne est le sympt?me et les m¨¦dias sociaux, le relais. Ce n¡¯est pas tant la faute aux m¨¦dias sociaux que celle des responsables du d¨¦bat public dans le r¨¦el.

Sur les sc¨¨nes politiques d¨¦stabilis¨¦es un peu partout dans le monde, les m¨¦dias sociaux redonnent du sens au r?le r¨¦gulateur du r¨¦cit social. Ils mettent en lumi¨¨re les violations des normes sociales, surtout quand les institutions politiques se targuent de transparence, car les secrets ne sont plus ¨¤ l¡¯abri. Face aux journaux inf¨¦od¨¦s aux partis, ils bousculent la norme d¡¯objectivit¨¦, qui s¡¯est fossilis¨¦e en pr¨¦sentant obligatoirement une opinion pour et une opinion contre. Le public manifeste de la d¨¦fiance ¨¤ l¡¯¨¦gard de la ? v¨¦racit¨¦ ? de ce discours polaris¨¦ et se laisse s¨¦duire par la strat¨¦gie d¡¯authenticit¨¦. Celle-ci ¨¦tablit une relation de proximit¨¦ avec les membres de la communaut¨¦ d¡¯abonn¨¦s qui constitue d¨¦sormais l¡¯audience et vise ¨¤ les impliquer dans les d¨¦bats, tout en reposant sur le principe de transparence. Ainsi, ¨¤ l¡¯¨¦thique de l¡¯objectivit¨¦, les m¨¦dias sociaux opposent l¡¯¨¦thique de l¡¯authenticit¨¦.

Explorateur, analyste et cr¨¦ateur

Les m¨¦dias sociaux et leurs infaux sont donc un cas d¡¯¨¦cole pour l¡¯EMI, qui sollicitent une de ses comp¨¦tences fondamentales, l¡¯esprit critique. Mais c¡¯est une forme d¡¯esprit critique qui doit se doter d¡¯une compr¨¦hension de la valeur ajout¨¦e du num¨¦rique : participation, contribution, transparence et reddition de comptes, certes, mais aussi d¨¦sinformation et jeux d¡¯influence.

³¢¡¯esprit critique peut s¡¯exercer et se former¡­ et agir comme une forme de r¨¦sistance ¨¤ la propagande et au complotisme. Les jeunes doivent ¨ºtre responsabilis¨¦s. Il faut faire en sorte qu'ils remettent en question leur utilisation des m¨¦dias sociaux en tenant compte des critiques qui leur sont adress¨¦es quant aux cons¨¦quences possibles de leurs pratiques. Il faut aussi faire confiance en leur sens de l¡¯¨¦thique, une fois sollicit¨¦.

Dans mon cours massivement ouvert en ligne sur l'?ducation aux m¨¦dias et ¨¤ l¡¯information ¨C le qui a re?u le ¨C je leur propose trois r?les critiques : explorateur, analyste et cr¨¦ateur. ³¢¡¯explorateur se familiarise avec les m¨¦dias et les datas ; l¡¯analyste applique des notions comme celle de la v¨¦rification des sources, du croisement des donn¨¦es, du respect de la vie priv¨¦e ; le cr¨¦ateur s¡¯essaie ¨¤ ses propres productions, voit les cons¨¦quences de ses choix, prend des d¨¦cisions de diffusion.

Le MOOC a donn¨¦ naissance ¨¤ des projets comme ? Citoyen journaliste sur Twitter ?  ou encore ? HoaxBuster ? contre le complotisme. Dans tous les cas, il s¡¯agit de faire en sorte que les jeunes acqui¨¨rent les r¨¦flexes critiques de l¡¯EMI, pour d¨¦jouer les pi¨¨ges des propos haineux, des traces non volontaires, des infaux. D¡¯autres initiatives existent, dont certaines pilot¨¦es par l¡¯UNESCO, qui a fond¨¦ l¡¯Alliance globale des partenaires en EMI (GAPMIL) : est ainsi une initiative r¨¦cente pour s¡¯approprier l¡¯EMI via les m¨¦dias sociaux.

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Le d¨¦codage de la propagande en ligne est complexe. Les nouvelles g¨¦n¨¦rations doivent apprendre ¨¤ ¨ºtre ¨¤ la fois "explorateurs, analystes et cr¨¦ateurs", estime Divina Frau-Meigs.

Faire passer l¡¯EMI ¨¤ une grande ¨¦chelle

Mais l¡¯EMI doit aussi exercer l¡¯esprit critique ¨¤ l¡¯encontre des m¨¦dias eux-m¨ºmes. Il s¡¯av¨¨re que les grands organes de presse sont aussi parmi les plus grands influenceurs et ceux qui tendent ¨¤ pousser les rumeurs avant leur confirmation sur Twitter par exemple. Les infaux qui circulent sur Facebook, le premier des m¨¦dias sociaux ¨¤ les v¨¦hiculer, tirent leur fond de v¨¦rit¨¦ du fait que les professionnels de l¡¯information se soumettent trop ¨¤ la pression du scoop, envoy¨¦ avant d¡¯¨ºtre v¨¦rifi¨¦, sur le m¨ºme mod¨¨le que les autres usagers amateurs. Et les d¨¦mentis ne font pas autant de bruit que les rumeurs !

Des d¨¦fis existent donc encore pour faire passer l¡¯EMI ¨¤ une grande ¨¦chelle. Il faut convaincre les d¨¦cideurs ; il faut former les formateurs, enseignants comme journalistes. Ma recherche ¨¤ l¡¯universit¨¦ de la Sorbonne nouvelle, dans le cadre du projet TRANSLIT de l¡¯Agence nationale de la recherche et de la chaire UNESCO ? Savoir devenir ¨¤ l¡¯¨¨re du d¨¦veloppement num¨¦rique durable ?, porte sur une comparaison des politiques publiques en Europe. Elle montre que beaucoup de ressources et de formations existent sur le terrain, faites par des associations ou des enseignants, de leur propre initiative plut?t que de celle des universit¨¦s. Elle pointe toutefois un d¨¦crochage au niveau des politiques publiques malgr¨¦ l¡¯inscription de l¡¯EMI dans beaucoup de programmes ¨¦ducatifs nationaux : peu de m¨¦canismes interminist¨¦riels, peu ou pas d¡¯instances de cor¨¦gulation, peu ou pas de coordination multi-acteurs. Il s¡¯en d¨¦gage une gouvernance de l¡¯EMI composite, avec trois mod¨¨les en pr¨¦sence selon les pays : le d¨¦veloppement, la d¨¦l¨¦gation ou¡­ le d¨¦sengagement (D. Frau-Meigs et al, 2017).

Un sursaut ¨¦thique

La bonne nouvelle, c¡¯est la prise de conscience des journalistes, qui r¨¦visent leur d¨¦ontologie et se rendent compte de la valeur de l¡¯EMI. Leur sursaut ¨¦thique peut aider les enseignants ¨¤ repositionner l¡¯EMI et ¨¤ donner des ressources valides ¨¤ la r¨¦sistance en faveur de l¡¯int¨¦grit¨¦ des data et des m¨¦dias. Des actions se dessinent d¨¦j¨¤ qui remettent en selle la valeur de l¡¯enqu¨ºte en profondeur, par le data journalisme, r¨¦v¨¦lant ainsi des informations impossibles ¨¤ d¨¦celer autrement.

Les affaires comme la fuite colossale de documents confidentiels connue sous le nom de Panama Papers ont aid¨¦ ¨¤ moraliser la vie politique et ¨¤ redonner confiance en la profession. D¡¯autres actions visent plus pr¨¦cis¨¦ment la lutte contre les infaux, avec le num¨¦rique. Parmi elles, il faut signaler le blog de l¡¯Agence France-Presse  (qui montre les coulisses d¡¯une grande r¨¦gie d¡¯information), mais aussi le du journal Le Monde (qui recense les sites selon leur toxicit¨¦), ? RevEye ? de Google (qui permet de v¨¦rifier l¡¯authenticit¨¦ des images en 3 clics), le site Spicee et son ? Conspi Hunter ? (pour d¨¦noncer le complotisme).    

Pour s¡¯exercer pleinement et cr¨¦er une citoyennet¨¦ ¨¦duqu¨¦e, l¡¯esprit critique en EMI doit s¡¯appliquer aussi ¨¤ la g¨¦o-¨¦conomie des m¨¦dias sociaux. Les plateformes num¨¦riques GAFAM, toutes de droit californien, ont longtemps refus¨¦ le statut de m¨¦dias, pour ¨¦viter leur responsabilit¨¦ sociale et se soustraire aux obligations de service public aff¨¦rentes. Mais la r¨¦gulation algorithmique a r¨¦v¨¦l¨¦ leur capacit¨¦ ¨¤ exercer un contr?le ¨¦ditorial sur les contenus qui valent la peine d¡¯¨ºtre mon¨¦tis¨¦s, et, ce faisant, ¨¤ d¨¦cider de la v¨¦rit¨¦, car ce sont des personnes r¨¦elles qui cr¨¦ent leurs algorithmes, sans toutefois faire preuve de transparence ou d¡¯¨¦thique.

Les GAFAM, ces m¨¦ga-m¨¦dias, ont jusqu¡¯¨¤ pr¨¦sent jou¨¦ la carte de l¡¯autor¨¦gulation : elles produisent leurs propres r¨¨gles, d¨¦cident de retirer les sites ou les comptes suspect¨¦s de charrier des infaux, sans reddition de comptes. Mais elles ne pourront r¨¦sister longtemps au besoin d¡¯un mod¨¨le responsable, sans doute hybride entre celui du ? transporteur ? (common carrier) et du ? curateur public ? (public trustee), si elles veulent garder la confiance de leurs communaut¨¦s en ligne. Celles-ci peuvent aussi s¡¯organiser, voire les contourner, pour proc¨¦der par cor¨¦gulation avec les journalistes, comme c¡¯est le cas avec le ¶Ù¨¦³¦´Ç»å±ð³æ. La solution du codesign d¡¯un algorithme qui aurait l¡¯¨¦thique du journalisme et les libert¨¦s fondamentales dans son ADN est sans doute une des alternatives ¨¤ venir, en toute logique num¨¦rique !

Divina Frau-Meigs

Divina Frau-Meigs (France) est professeur en sciences de l¡¯information et de la communication ¨¤ la Sorbonne Nouvelle, titulaire de la chaire UNESCO . Auteure d¡¯une vingtaine d'ouvrages, elle vient de publier avec I. Velez et J. Flores Michel (eds), Public Policies in Media and Information Literacy in Europe: Cross-Country Comparisons (London, Routledge, 2017). 

 

M¨¦dias : op¨¦ration d¨¦contamination
juillet-septembre 2017
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