L’écrivaine de science-fiction bengalie Rokeya Sakhawat Hossain avait un don inhabituel pour voir l’avenir. L’utopie féministe qu’elle a décrite dans son roman de 1905, Rêve de Sultane, imaginait des hélicoptères et des panneaux solaires des décennies avant qu’ils n’existent.
Mais même son esprit visionnaire n’aurait pu prévoir comment, plus d’un siècle plus tard, son œuvre servirait de base à la toute première expédition hivernale exclusivement féminine du Bangladesh vers la région himalayenne du Langtang, au Népal.
« Inspirée par les enseignements de Bégum Rokeya, j’ai appris à rêver », a déclaré Yasim Lisa, l’une des cinq alpinistes bangladaises, lors d’une conférence de presse à Katmandou, au Népal, le 14 janvier, après son retour des montagnes. « Grâce à cette expédition, mes rêves sont désormais sans limites, surtout dans une société où les femmes sont rarement autorisées à rêver ».
Dirigée par Nishat Majumdar, première femme bangladaise à avoir atteint le mont Everest, l’équipe, agissant sous la bannière « Sultana’s Dream Unbound » (Accomplissement du Rêve de Sultane), était composée de Lisa, Arpita Debnath, Mousumi Akthar Ap et Tahura Sultana Rekha. Leur randonnée ardue vers les pics Yala, Surya et Gosaikunda de l’Himalaya, suite à l’inscription du roman de Rokeya Sakhawat Hossain au Registre régional Mémoire du monde de l’UNESCO, est un témoignage puissant de la façon dont les graines de la libération semées par le passé peuvent fleurir dans le présent. Le courage et la persévérance des alpinistes font écho à ceux de Hossain, qui a défié les contraintes de genre de son époque avec des idées audacieuses et une détermination sans failles.
« Les écrits de Hossain ont inspiré des œuvres créatives dans le monde entier, démontrant l’impact global de son imagination et de sa créativité », a déclaré Linh Anh Moreau, Secrétaire générale du Registre Mémoire du monde pour l’Asie-Pacifique. « Cette expédition montre comment la préservation du patrimoine culturel peut inspirer les mouvements contemporains en faveur de l’égalité des genres. À toutes les femmes et les jeunes filles qui ont un rêve, accrochez-vous à ce rêve, car vous ne savez jamais jusqu’où il peut vous mener. »
Depuis son lancement en 1998, le Comité Mémoire du monde de l’UNESCO pour l’Asie-Pacifique a reconnu 84 éléments du patrimoine documentaire de 27 pays. Cependant, l’égalité des genres n’est devenue une considération explicite pour les inscriptions qu’en 2020, afin de remédier aux déséquilibres historiques en matière de représentation.
Rêve de Sultane est une satire audacieuse du patriarcat et des normes conservatrices de la société de l’époque. L’histoire envisage un matriarcat utopique, où les femmes dirigent et où la journée de travail est réduite à deux heures, alors que les hommes perdaient auparavant leur temps à fumer. Mme Moreau, de l’UNESCO, a déclaré qu’elle classerait l’œuvre dans la catégorie du « patrimoine transformateur de genre », parce qu’elle est « réalisée par une femme, axée sur les femmes et reflétant la condition des femmes ».
Hossain est née dans une famille conservatrice et n’a pas reçu d’éducation officielle ; elle a été éduquée à la maison, principalement par son frère aîné. En 1911, elle a créé l’école pour filles Sakhawat Memorial dans ce qui est aujourd’hui Calcutta, principalement destinée aux filles musulmanes de la région. Hossain « a utilisé l’éducation comme un outil pour libérer les femmes opprimées du Bengale », selon le Musée de la guerre de libération du Bangladesh, qui a proposé le roman au Registre régional du Comité Mémoire du monde de l’UNESCO pour l’Asie-Pacifique et qui, en plus d’organiser la conférence de presse de Katmandou, a accueilli une cérémonie du drapeau à Dacca 23 janvier.
Plus d’un siècle plus tard, les femmes du Bangladesh sont toujours confrontées à des pressions sociétales fondées sur leur sexe. « Les gens se moquent toujours : « Qu’est-ce que cela apporte au pays ? » « Pourquoi une femme devrait-elle escalader des montagnes ? », a déclaré Rekha, membre de l’expédition, à Katmandou. « Mais les montagnes sont comme ma mère et, quoi qu’il arrive, je donnerai toujours la priorité à mes rêves et à mon amour pour elles. »
Les cinq femmes sont parties du Bangladesh le 20 décembre 2024, avec l’objectif de gravir le pic Yala (5 500 m), le pic Baden Powell (5 857 m) et le Naya Kanga (5 844 m). Les conditions hivernales dangereuses ont toutefois contraint l’équipe à abandonner les projets d’ascension du Baden Powell et du Naya Kanga. Sans se décourager, elles se sont soudées et ont gravi avec succès le pic Yala, le pic Surya (5 145 m) et le pic Gosaikunda (4 380 m), faisant preuve de résilience et d’adaptabilité face à l’adversité.
L’expédition a déjà contribué à faire connaître à de nouveaux publics la vision d’Hossain sur l’émancipation des femmes. Les organisatrices ont annoncé leur intention de publier une traduction népalaise de Rêve de Sultane. Elles ont également dévoilé une initiative visant à faire de l’expédition réservée aux femmes un événement annuel entre le Népal et le Bangladesh, afin que l’héritage de Hossain continue d’inspirer les générations futures.
« De nombreuses jeunes filles nous disent : “J’aurais pu en faire partie ; j’aurais pu être une Sultane, moi aussi”. C’est ce message que nous devons partager », a déclaré Nishat Majumda à Dacca.
Pour Debnath, la plus jeune alpiniste, Rêve de Sultane a été à la hauteur de son nom. « Avant cette expédition, j’avais l’habitude de fixer tous mes objectifs à l’intérieur de certaines limites. Je pensais que je ne pouvais pas dépasser ces limites », a-t-elle déclaré. « Mais maintenant, j’ai l’impression d’avoir dépassé mes propres limites. »
Cette expédition exclusivement féminine a été organisée par Abhijatri, une organisation bangladaise d’alpinisme fondée par Nishat Majumdar, qui promeut l’égalité des genres et la responsabilité sociale. Elle a reçu le soutien du Musée de la guerre de libération et de l’UNESCO, ainsi que celui de MasterCard, qui a pris en charge les frais de l’expédition.
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